Le Venezuela vit-il une urgence humanitaire? La mobilisation, il
y a dix jours, pour les convois d’aide étasunienne le laissait
entendre. Chiffres et échos du terrain sont beaucoup plus nuancés.
Des Vénézuéliens fouillant une benne à ordure à la recherche de
nourriture: l’image choc présentée il y a huit jours à Nicolás Maduro
par le journaliste étasunien Jorge Ramos1
apparaît accablante pour le président vénézuélien qui nie l’existence
d’une crise humanitaire. Reste que des images semblables auraient pu
être tournées dans la plupart des pays de la planète. S’il ne fait aucun
doute que l’économie vénézuélienne va mal – cinq années de récession,
hyperinflation –, l’ampleur réelle des dégâts fait débat: crise sociale
ou situation d’urgence humanitaire? En l’absence de données
incontestables, la propagande est reine et les acteurs humanitaires bien
embarrassés.
Pour l’opposition vénézuélienne, ses alliés internationaux et la
plupart des médias, l’affaire est claire: la population «meurt de faim»
et du manque de médicaments. Se basant sur une enquête universitaire,
elle affirme que 80% des ménages vivent en situation d’insécurité
alimentaire et que près de deux Vénézuéliens sur trois se couchent la
faim au ventre. Des pertes de poids faramineuses voire des cas de
cannibalisme sont même rapportés.
Début février, le leader de l’opposition, Juan Guaidó, alertait:
300 000 Vénézuéliens (soit 1% de la population) risquaient de «mourir
dans les prochains jours» si l’aide humanitaire étasunienne ne
franchissait pas la frontière. Il qualifiait le gouvernement, opposé au
passage des convois, de «quasi-génocidaire».
Légère amélioration
Cette description catastrophiste ne trouve toutefois pas confirmation
dans les (rares) chiffres dont disposent les organisations
internationales. Emanation de quatre agences de l’ONU, le Panorama de la sécurité alimentaire2,
publié l’automne dernier à Santiago du Chili, estime que 11,7% des
Vénézuéliens étaient sous-alimentés en 2017. Un chiffre relativement
haut en comparaison continentale, où la moyenne est de 6,1%, mais loin
de suffire à décréter l’urgence alimentaire. Il est ainsi à peine plus
élevé que le taux planétaire (10,9%) ou que celui du continent asiatique
(11,4%). En comparaison, la voisine région caraïbe dépasse les 17% de
sous-alimentés (45% en Haïti!).
Relativement anciens au vu de l’aggravation de la crise, les chiffres du Panorama
sont-ils encore d’actualité? Cacheraient-ils – comme au niveau
mondial – de mortifères disparités? Les données communiquées par Caritas
Venezuela, l’une des principales œuvres d’entraide du pays, ne
permettent pas d’accréditer ces hypothèses. Selon le monitoring mis en
place auprès d’enfants de moins de 5 ans par cet organe de l’Eglise
catholique – dont la hiérarchie soutient activement l’opposition –, la
situation nutritionnelle aurait eu plutôt tendance à s’améliorer en 20183 sous l’effet des mesures gouvernementales anti-inflation.
Réalisée à travers 46 paroisses «vulnérables» de sept Etats (Capital,
Vargas, Miranda, Zulia, Lara, Carabobo et Sucre), l’étude rapporte un
taux de 9,6% d’enfants moyennement ou sévèrement dénutris sur un panel
global relativement homogène, avec une pointe à 13,4% dans l’Etat de
Miranda.
Pas de crise pour le PAM
Pour le Programme alimentaire mondial (PAM), ces taux sont
effectivement pertinents à l’heure de décider ou non d’une intervention
d’urgence, mais pas suffisants. L’agence spécialisée de l’ONU se fie à
un indicateur agrégeant encore l’accès au marché et à l’eau, la
diversité de l’alimentation ou le taux de mortalité. L’IPC, pour Cadre
intégré de classification de la sécurité alimentaire, comprend cinq
niveaux de vulnérabilité, dont les trois derniers sont synonymes de
crise humanitaire et requièrent une intervention urgente. En Amérique du
Sud, aucun pays n’émarge à ces catégories regroupant globalement une
cinquantaine de pays, selon le Rapport mondial sur les crises
alimentaires 20184.
Quel est l’IPC vénézuélien? «Nous ne disposons pas de cette donnée»,
répond la porte-parole du PAM, Tiphaine Walton. Présent en Colombie et
«attentif» à la situation dégradée du Venezuela, l’organisme précise
qu’il saurait répondre rapidement en cas de demande de Caracas.
Migration des médecins
Actif, lui, de longue date au Venezuela, le CICR se refuse également à
«qualifier» la crise vénézuélienne. «Il n’est pas dans notre mission de
mettre des étiquettes, notre tâche est de répondre aux besoins que nous
percevons sur le terrain», réagit Patricia Rey, sa cheffe de presse
pour la région.
De fait, le CICR intervient au Venezuela uniquement sur l’aspect
médical. «Des besoins croissants se font sentir: en 2019, nous avons
doublé notre apport, à 18 millions de francs», précise-t-elle. L’action
est centrée sur la formation médicale, notamment d’urgentistes pour
soigner les blessés par balle, et sur le renouvellement des équipements
hospitaliers.
Quid de la pénurie de médicaments souvent rapportée? Et du fléau de
la dénutrition apporté par la crise? «Nous avons surtout constaté un
problème de personnel, les effectifs sanitaires ont diminué à cause de
la migration», répond la communicante du CICR. Qui n’exclut pas, à
terme, l’apport de médicaments au Venezuela. «Nous nous adaptons
constamment aux besoins du terrain mais sans nous substituer à l’Etat»,
explique-t-elle.
«Le Venezuela est sujet à un embargo», rappelle de son côté Pierluigi
Testa, gestionnaire de programmes d’urgences chez Médecins sans
frontière, quand on l’interroge sur la difficulté de se procurer des
médicaments. Bien que présente à travers trois programmes (santé
reproductive, mentale et paludisme), l’ONG n’importe elle non plus aucun
produit pharmaceutique au Venezuela. Mais ne veut confirmer ou infirmer
l’étendue réelle de la pénurie.
Chute brutale
Devant ce tableau beaucoup plus nuancé, le sentiment d’urgence, le
choc ressenti par nombre de Vénézuéliens pourrait s’expliquer, au-delà
de l’instrumentalisation politique, par la vitesse à laquelle la
situation des habitants s’est péjorée. Les données de l’ONU en
attestent: entre 2016 et 2017, 600 000 Vénézuéliens ont basculé dans la
sous-alimentation, fléau pourtant quasi éradiqué en 2010 (3,6%). Pour
nombre d’entre eux, c’était une redécouverte: en 2000, avant qu’Hugo
Chávez n’initie ses programmes sociaux financés par le pétrole
(Missions), un Vénézuélien sur six (16,3%) souffrait de la faim. I
La très relative mobilisation internationale
Crise sociale ou urgence humanitaire? Nous avons eu toutes les peines
à récolter l’avis des ONG, agences de coopération ou organisations
internationales. Aux prudents no comment attendus devant un
sujet aussi épineux que le Venezuela s’est ajouté un imprévu: l’absence
de la plupart de nos interlocuteurs sur le terrain.
Sur la douzaine d’organisations que nous avons contactées5,
seule une petite minorité – Caritas, CICR, MSF, UNICEF – est présente
au Venezuela. Pourquoi cette absence d’un pays qu’on annonce en crise
aiguë? «Nous avons envisagé une intervention mais avons préféré agir en
Colombie, pays dans lequel nous sommes déjà présents», admet Ivana
Goretta, représentante de Terre des hommes (Tdh), une ONG pourtant
active dans 48 pays. A l’instar de nombreuses de ses consœurs, la
fondation basée à Lausanne met donc l’accent sur l’accueil des migrants
vénézuéliens. Un enjeu fort pour Tdh, précise Mme Goretta,
car les mineurs non accompagnés constituent une portion conséquente du
million de personnes récemment arrivées en Colombie, chiffre confirmé
par le Programme alimentaire mondial.
Même perplexité chez Action contre la faim-Espagne qui, malgré sa
présence en Colombie et au Pérou, admet ne pas disposer d’éléments
probants sur la situation alimentaire du pays voisin. «Le Venezuela ne
fait pas volontiers appel à l’aide et, quand il le fait, pose pas mal de
conditions», avance Benedetta Lettera, comme tentative d’explication à
la désaffection des humanitaires.
Reste que la solidarité internationale sait aussi se frayer un chemin
vers le Venezuela. La semaine dernière, 7,5 tonnes de médicaments
russes étaient ainsi déchargés à Caracas sous l’égide de l’OMS. C’était
la seconde livraison du même type depuis avril 2018, mais la première
d’une nouvelle aide globale de 300 tonnes annoncée par Moscou.
Dans le camp occidental, loin des camions US de la discorde, l’Union
européenne est depuis juin 2018 un gros contributeur, avec 35 millions
d’euros en aides sanitaires, alimentaires, pour la prévention des
conflits et l’accès à l’eau potable. En pleine crise des camions, une
rallonge était même envisagée.
La Suisse, quant à elle, a consacré 10 millions de francs à la crise
vénézuélienne entre 2016 et 2018, 50%-60% étant mobilisés pour le
soutien aux migrants arrivant en Colombie, le solde étant destiné à des
projets au Venezuela. Pour 2019, une enveloppe de 6 millions de francs
doit encore être validée.
Des sommes limitées mais qui montrent que les canaux d’entrée ne
manquent pas. Canaux parmi lesquels l’ONU et ses agences demeurent la
voie privilégiée. Depuis l’éclatement de la crise, l’UNICEF indique
avoir fourni 100 tonnes de produits nutritionnels et 30 tonnes de
médicaments et de fournitures médicales. L’an dernier, l’OMS et le
Bureau humanitaire des Nations unies (OCHA) en faisaient parvenir
50 tonnes.
«Plus de 300 membres de six organisations [de l’ONU] œuvrent dans le
pays et aucune indication ne laisse penser qu’ils aient pu être
empêchés», indiquait le mois dernier à ONU Info Rhéal LeBlanc, chef des relations presse à Genève.
L’obstacle, s’il en est, est bien davantage financier. Car sur ce
plan, la mobilisation de la communauté internationale est moins intense
que dans les discours: sur les 109,5 millions de dollars demandés par
l’ONU pour venir en aide à 100 000 personnes atteintes de malnutrition
aiguë, les Etats membres n’en ont versé que 49,1 millions… BPZ
Notes
1.
↑
Maduro
a refusé de poursuivre l’entretien et l’équipe d’Univision, principale
chaîne hispanophone des Etats-Unis, a été interpellée puis expulsée.
2.
↑
Panorama 2018 de la seguridad alimentaria y nutricional en América Latina y el Caribe, publié par la FAO, l’OMS, le PAM et l’UNICEF.
3.
↑
«Monitoreo de la situación nutricional en niños menores de 5 años, Julio-Septiembre 2018».
4.
↑
Publié par le FSIN, réseau regroupant la FAO, le PAM et un centre de recherche (IFPRI).
5.
↑
ACF-Fr/Esp, CICR, MSF, MdM-CH/Esp, TdH-Lausanne, Save the Children, Caritas, EPER, Oxfam, PAM, UNICEF.
Une dénonciation de la faim dans un beau quartier de Caracas: le degré
de dénuement de la population vénézuélienne, confrontée à une longue et
sévère crise économique, est un sujet éminemment politisé. KEYSTONE